Beau et laid
Plus facile de voir la beauté dans la belle hôtesse que dans le garçon boutonneux à lunettes, à la voix très lente et stupide, qui est à côté de moi. Parfois pourtant, des êtres (ou des choses) laids ou difformes sont très beaux. Un petit infirme que j’ai vu l’autre jour sur un refuge, au milieu d’une rue, par exemple, avec de toutes petites jambes, dont une beaucoup plus longue que l’autre, ce qui lui permettait de poser un pied sur le trottoir et l’autre en bas. La beauté est dans le côté insoluble de cette position.
Ce qui est le plus laid, c’est la médiocrité, la norme ; la beauté est dans les extrêmes, bien que les gens très ordinaires, dans la rue, le métro, soient souvent très beaux. Ce qui n’est pas beau, c’est ce qui n’est pas à sa place. Celui qui est très beau dans le métro, est très laid quand il est déguisé en touriste dans les rues de Bangkok. Ceux qui sont naturels sont très beaux ; ceux qui veulent paraître autre chose que ce qu’ils sont, sont laids.
C’est subjectif, beau ou laid dépend de moi ; les choses ne sont que ce qu’elles sont, non duelles ! Quand on est dans rigpa*, on trouve tout beau : la pure beauté originelle ! Quand on trouve quelque chose de laid, c’est qu’on réagit (en principe par haine).
Mais attention aux choses qu’on trouve belles par désir ! Ce n’est pas la vraie beauté inhérente, manifestation de la pure luminosité de la nature, le sambhogakaya*.
Beauté et laideur subjectives sont les manifestations duelles du nirmanakaya* ! Il faut savoir les remplacer par la beauté non duelle du sambhogakaya, qui se libère spontanément dans la présence de rigpa, d’où elles sont apparues.
Transcender la dualité : le plus et le moins, le bien et le mal, qu’on voit dans le monde extérieur et les autres, ne sont qu’un reflet de cette dualité ; tant qu’on accepte ou rejette certains aspects de soi-même, qu’on n’a pas une totale équanimité par rapport aux manifestations physiques et mentales de ses agrégats*, on réagit à la réflexion en soi de ces aspects dans le monde extérieur et les autres. Évidemment, les choses auxquelles on réagit le plus sont celles qui nous ressemblent le plus et auxquelles on peut s’identifier, c’est-à-dire les autres êtres humains, leurs actions et les fruits de ces actions, qui sont une importante partie de ce qui constitue notre environnement ; la nature sauvage, toutefois, est déjà en dehors de la dualité, elle est le pur sambhogakaya ! En fait, tout le travail de la pratique se situe dans le nirmanakaya, le royaume de la dualité. Quand l’homme est naturel, que ses actions sont spontanées, il est beau, et les fruits de ses actions sont beaux, car il a déjà transcendé la dualité et se manifeste dans le sambhogakaya.
Mais là, je crée encore une dualité entre les manifestations pures et impures, entre la nature et l’homme, entre la vision pure du nirvana et la vision impure du samsara*, entre la projection de notre pure nature intérieure et la projection d’une nature extérieure impure, entre les illusions et la sagesse, entre les vices et les vertus.
On n’accepte pas chez les autres les aspects de la nature humaine qu’on n’aime pas et dont on a aussi la racine en soi ; inversement, on admire chez les autres les aspects dont on aimerait développer la racine qui est en soi.
* Rigpa (tibétain) est un terme utilisé dans le dzogchen pour désigner la nature de l’esprit : la conscience éveillée ou la pure présence.
* Trikaya (sanscrit) : trois corps, triple corps. Dans le mahayana, le trikaya représente les trois corps d’un bouddha : le dharmakaya, le corps de la loi, ou corps de vérité ; le sambhogakaya, le corps de jouissance ; le nirmanakaya, le corps de transformation, ou corps de manifestation. Ils peuvent aussi représenter trois niveaux de réalité : celui du monde de la dualité, celui des formes pures, qu’on trouve dans la nature et dans l’art, et celui de la vacuité, ou de rigpa.
* Agrégat (pali : khandha) : khandha signifie agrégat, tas, ensemble. Les cinq agrégats sont, selon les bouddhistes, les cinq grandes catégories – ou ensembles d’éléments – qui constituent l’être humain. Il s’agit de l’agrégat matériel : le corps (rupa), et des quatre agrégats mentaux : la sensation (vedana), la perception (sañña), les formations mentales (sankhara) et la conscience (viññana).
* Samsara (pali) : littér. transmigration perpétuelle. Désigne le cycle des renaissances – le monde conditionné dans lequel nous vivons – qui, tant que nous n’en avons pas perçu la nature illusoire et le considérons comme la seule réalité, est comparé par le Bouddha à un océan de souffrance.
8 novembre 1990, Kuala Lumpur