Pluie, temps sombre et lourd toute la journée, sinistre : je ne vois pas ce que je peins. Mon premier tableau avance à petits pas : c’est un exercice de patience, de concentration et de détachement d’une production abondante et séduisante. Hier, j’ai peint toute la journée jusqu’à la nuit, sans bouger, et à 19h15 j’en avais un torticolis ; j’avais posé trois couleurs du fond sur dix, après deux la veille, en écoutant des cassettes de pujas indiennes et tibétaines pour essayer de couvrir le bruit des bétonnières, pelles mécaniques, raboteuses, etc. Je voulais aller au cinéma à 20 heures, mais je fus pris dans un bouchon sur Ratchadapisek Road – la première fois que j’en vois un à cet endroit. Le trafic a bien empiré depuis quelques mois ; il faudra bientôt renoncer à avoir une voiture et à sortir du quartier en dehors des week-ends. J’ai passé une heure dans la voiture pour faire le tour du pâté de maisons ; heureusement que j’écoutais des cassettes de Dharma*. Ce matin, réveillé à 6 heures par un gros coup de tonnerre. Ça va mieux : la fatigue du voyage est passée. Plein d’énergie, je me suis lancé dans le bureau et ai écrit toute une série de lettres. Cet après-midi, j’ai passé la sixième couleur sur mon tableau. 

Je suis content de retrouver ma vie loin des distractions anesthésiantes de mon séjour en France. Ici, je suis seul vingt-quatre heures sur vingt-quatre avec mon esprit, mes humeurs, mes émotions, mes réactions, sans moyen d’y échapper ; j’ai tout loisir de contempler leur impermanence, leurs mouvements, leur prolifération, leur inconsistance, leur absurdité, leurs contradictions, leur manque de toute substance concrète. Je constate de nouveau que mes états d’âme suivent mon niveau d’énergie, mais je ne sais pas encore bien contrôler cette énergie et la raviver quand elle est trop basse ; j’applique plutôt la patience résignée et la situation change d’elle-même. Je remarque combien il est intéressant d’être confronté sans cesse à cet environnement extérieur violent et varié qui bombarde constamment mes sens de bruits, odeurs, lumières, bouffées de chaleur, coups de vent humides, face auxquels je peux apprendre à conserver mon équanimité.

En même temps, mon esprit me confronte à toutes sortes de souvenirs séduisants ou angoissants et de projets alléchants ou troublants. Le tout est de ne pas me laisser entraîner par ces phénomènes trompeurs, manifestations illusoires et éphémères de la nature de mon esprit, et de contempler ce spectacle captivant avec le petit recul qui permet de garder une pointe d’humour complice ! Mais ce n’est pas facile quand on a pris l’habitude, depuis tant d’années, de se laisser bercer par ces chimères quand elles sont agréables et de se révolter contre elles quand elles nous déplaisent.

* Dharma (sanscrit ; pali : Dhamma) : la doctrine du Bouddha, un des Trois Joyaux, avec le Bouddha et la Sangha. Dans un sens plus général, tout enseignement ou chemin spirituel. 

26 septembre 1990, Bangkok